Locke et la discipline de l’entendement

Locke et la discipline de l’entendement

Comment prendre soin de son entendement ? Comment le conduire dans le champ du probable ? Comment éduquer notre entendement et celui d’autrui ? Pour un lecteur contemporain, la réponse de Locke semble souffrir d’une certaine tension. Locke déploie en effet deux démarches a priori incompatibles. Pour le dire rapidement, la lecture de ses recommandations dans le livre IV de l’Essai sur l’entendement humain, et en particulier dans les chapitres 14 à  20, nous encourage à  considérer que la discipline de l’entendement passe par la souscription à  une « éthique de la croyance». Telle est la lecture officielle. Dans ces conditions, bien conduire son entendement, c’est s’obliger à  suivre la règle qui nous enjoint de proportionner notre assentiment en fonction de l’évidence disponible.
Mais de longs développements dans un texte publié de façon posthume, De la conduite de l’entendement, auxquels s’ajoutent des remarques glissées dans Quelques pensées sur l’éducation, nous font pencher en faveur d’une autre lecture. Selon cette lecture, Locke adopte une démarche consonante à  celle proposée aujourd’hui par l’ « épistémologie de la vertu». A cet égard, la bonne conduite de notre entendement témoigne de la possession de vertus intellectuelles fermement implantées dans notre esprit, exercées de façon constante et orientées vers la recherche de la vérité.

De la conduite de l’entendement était tout d’abord destiné à  être intégré à  la quatrième édition de l’Essai (parue en 1699). Cependant, cela ne sera jamais fait. A priori, seules des raisons formelles (liées au style, au caractère inachevé de la rédaction) et contingentes (le manque de temps) expliqueraient la publication séparée de ce texte. Pourtant, la fortune éditoriale spécifique de ce « chapitre» nous invite à  y accorder une attention particulière. Locke entrevoit que les remarques auxquelles il touche dans ce texte le mènent « loin», c’est-à -dire bien plus loin que ce dont il a traité jusqu’à  présent dans l’Essai. De plus, elles méritent d’être développées « aussi loin» que nécessaire. Autrement dit, De la conduite n’est pas qu’une simple excroissance de l’Essai, qui aurait pu facilement s’insérer dans l’architecture du quatrième livre : il s’agit d’un texte à  part, dans lequel Locke développe des propos plus généraux sur la manière de conduire notre entendement. Outre le fait qu’il s’intéresse à  la grande diversité des entendements, et pas au cas spécifique de l’ « enthousiaste» (sur lequel se focalise le chapitre 19 du livre IV de l’Essai), Locke porte un regard englobant sur la manière dont – de fait – nous conduisons notre entendement tout au long de notre vie épistémique, là  où dans l’Essai il se concentre sur la manière dont l’ « homme fait» doit gouverner son assentiment.

La question est de savoir si ces deux approches sont compatibles. A la lumière des développements contemporains en « épistémologie de la croyance», nous insisterons dans un premier temps sur les raisons pour lesquelles ces deux démarches semblent orienter l’entendement dans des directions opposées. A ce titre, la publication séparée de De la conduite n’aurait rien de surprenant, mais témoignerait d’une prise de conscience par Locke de la difficulté à  « bouturer» des orientations fort différentes. Puis nous nous attacherons à  expliquer dans quelle mesure ces deux approches peuvent être – et doivent être – articulées.

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