Le spectateur impartial et la « médiocrité » de la vertu

Le spectateur impartial et la « médiocrité » de la vertu

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Adam Smith est généralement crédité de l’invention, dans sa Théorie des sentiments moraux, d’une figure philosophique originale, celle du spectateur impartial, sorte de norme éthique personnifiée, ou, pour reprendre ses propres termes, de « grand juge et arbitre de notre conduite ». La conception générale de l’éthique qui sous-tend un tel personnage conceptuel et lui donne consistance n’est pourtant pas proprement smithienne ; Shaftesbury, Butler, Hutcheson et Hume voient également la société comme un théâtre de la moralité, où se rejoue sans cesse un ménage à  trois qui définit la situation morale élémentaire : un agent qui fait l’action, un patient qui en pâtit ou en bénéficie, et le fameux « spectateur », qui n’est pas directement « concerné » par l’action mais en mesure la rectitude et les effets. Une telle éthique « spectaculaire » se donnait ainsi les moyens de penser ce qui paraissait alors, et reste pour beaucoup, le grand problème de la moralité : la maîtrise de l’égoïsme naturel de l’individu par la médiation d’une norme détachée du moi, mais agissant en moi comme un regard extérieur capable de m’altérer, c’est-à -dire de m’obliger à  reconnaître l’autre, et à  mesurer mes actions par rapport à  lui ; bref, à  me socialiser. Ceci éclaire paradoxalement l’éminence du spectateur et de sa position : la situation morale ne devient précisément morale que par le regard de celui qui n’en fait pas partie, n’étant ni agent, ni patient, mais la surplombe et la voit tout entière. Dans ces conditions, insister sur son « impartialité » pourrait sembler inutile, tant il est clair qu’un tel spectateur ne saurait être juge et partie, mais cette impartialité achève de le désincarner, signalant bien la différence entre tout spectateur réel et ce spectateur « supposé », spectateur imaginaire mais toujours en droit présent, et qui définit le point de vue impartial que chacun doit s’efforcer d’adopter s’il veut agir comme il convient.
Toutefois cette conceptualisation générale laisse échapper l’originalité de Smith, si l’on n’insiste pas sur le dispositif spécifique qui permet au concept du « spectateur » de fonctionner. Ce dispositif est celui de la sympathie, qui désigne non pas seulement le sentiment spécifique de la compassion, mais plus généralement une opération, en laquelle se manifeste une activité propre au sujet, et par laquelle toutes les passions originelles sont communiquées et altérées entre les individus, de façon spontanée d’abord (une « transfusion » dit Smith), puis contrôlée à  l’aide de cette norme imaginaire du « spectateur impartial » :

« Lorsque nous voyons un homme secouru, protégé et soulagé par un autre homme, notre sympathie avec la joie de la personne qui reçoit le bienfait sert seulement à  animer notre affinité (fellow-feeling) avec sa gratitude envers son bienfaiteur. Lorsque nous regardons celui qui est la cause de son plaisir de la façon (with the eyes) dont nous imaginons qu’elle le regarde, son bienfaiteur nous apparaît sous un jour des plus engageants et des plus aimables. Nous sympathisons donc aisément avec l’affection reconnais¬sante qu’elle conçoit pour le bienfaiteur envers qui elle est tellement obligée, et par conséquent nous applaudissons les récompenses par lesquelles elle est disposée à  rendre les bons offices dont il l’a gratifiée. Comme nous entrons entièrement dans l’affection d’où procèdent ces récompenses, celles-ci nous semblent en tous points convenables et propres (proper and suitable) à  leurs objets »[[Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, PUF, Quadrige, Paris 2003, trad. Biziou/ Gautier/Pradeau, Partie II, Section i, chapitre 2, § 4. ]]

Ce texte montre bien comment s’articulent nos trois personnages. On peut y noter la distinction entre moi qui regarde (see) et ressent une sympathie par analogie (fellow-feeling : affinité), et c’est le spectateur réel ; et le moi qui imagine (ou conçoit) les sentiments du receveur par rapport à  l’agent, dans la situation où il reçoit ces bienfaits, puis estime et sanctionne (applauds) le retour de gratitude qu’il est disposé à  accomplir comme étant proper and suitable : et là , c’est le spectateur impartial qui opère, à  la fois en ramenant le cas en lui et entrant sympathiquement dans les sentiments des autres protagonistes, accomplissant cette indispensable altération de l’individu qui lui permettra d’être moral par l’adéquation de ces actions et affections avec un certain « point de convenance ».

Sous la métaphore du spectateur affleure donc la véritable nature conceptuelle d’un processus de régulation des intensités affectives et réactives. Les sentiments du spectateur peuvent alors être désignés par Smith comme « les normes et les mesures » (standards and measures[[Op.cit., I, i, 3, 2]]), les « canons et les règles » (rule or canon[[I, i, 3, 9]]) de la justesse de nos sentiments moraux. En effet, on ne peut juger, en général, des sentiments, des affections, des sensations, des facultés des autres, que par les nôtres propres. On ne peut sentir ce que les autres sentent, même si c’est de manière affaiblie, qu’en se mettant à  leur place. Mais cette mise en situation s’opère par un effort d’imagination, et non pas simplement spontanément : il faut imaginer ou concevoir que l’on se trouve dans la même situation qu’eux. Cet effort d’imagination, qui doit entrer dans les plus petits détails possibles, tend à  faire de nous, dit Smith, « la même personne » que celle que nous imaginons « en situation ». Cette identification ne saurait être totale, mais elle est un idéal dont on peut mesurer l’approximation à  l’aide de nos réactions affectives.

La « personne » peut donc être définie, en général, comme un système de réactions affectives à  une situation donnée ; mais c’est un système individuel, c’est-à -dire produisant de lui-même des variations dans la réaction. Smith, dont l’ambition, comme Hume, était d’introduire des considérations tirées de la philosophie expérimentale dans le domaine moral, tient pour principe que dans une même situation, les mêmes causes produisent les mêmes effets. Nous devrions donc tous réagir de la même façon dans la même situation. Si ce n’est pas évidemment le cas, c’est que, par exemple, les passions originaires du moi, de l’individu, qui sont presque toutes « sordides et égoïstes », déforment pour « la personne concernée » la situation. Le témoin de cette déformation est cet étalon interne qu’est le spectateur impartial, c’est-à -dire la personne qui, au sein de la situation, reste non concernée par elle, et n’est donc pas un individu. C’est la raison pour laquelle le spectateur impartial, dit Smith, est « imaginaire », « supposé », « abstrait », « un homme en général » présent en chacun mais le même en tout le monde, dépositaire de ce que serait en chaque situation la réponse adéquate. Ce que détermine le processus qui a pour nom « spectateur impartial », c’est un degré de convenance de l’affection et de l’action par rapport à  la situation dans lesquelles elles naissent, un degré de propriété par rapport aux causes qui les motivent. La norme sera le « point de convenance », qui est le degré de passion que le spectateur impartial éprouve, et vers lequel doivent converger les personnes concernées, dans le parfait accord ou l’unisson des sentiments sympathiques réciproques. La juste mesure des actions sera alors l’objet de la louange, et tout écart mesuré par rapport à  elle sera sanctionné par le blâme.

A ce point, pourtant encore sommaire, d’analyse, l’ombre du phronimos d’Aristote semble recouvrir irrésistiblement le spectateur impartial. Le phronimos, « l’homme prudent » de l’Ethique à  Nicomaque, que l’on peut aussi selon la traduction récente de Richard Bodeüs appeler le « sagace », ou l’homme avisé, est en effet, lui aussi, un homme parfaitement vertueux, qui voit, dit Aristote, « la vérité en toute chose comme s’il en était la norme et la mesure »[[Ethique à  Nicomaque, 1113 a 30. Traduction et présentation par Richard Bodéüs, Paris, Flammarion, GF, 2004.]] (Kanon kai Metron). Les comparaisons deviennent inévitables dès lors que Smith, retraçant l’histoire des philosophies morales, loue précisément Aristote pour avoir le premier déterminé, d’une manière parfaitement conforme à  ses propres conclusions, la vertu comme étant une « médiocrité » c’est-à -dire un juste milieu entre deux extrêmes, l’un par défaut, l’autre par excès (Smith emploie le mot mediocrity, probablement d’après Cicéron, qui parle de mediocritatis regula[[De Officiis II 59]]). Ainsi, par-delà  l’héritage immédiat de la philosophie morale britannique, le concept du spectateur impartial peut-il revendiquer un patronage plus ancien, celui d’Aristote. Dans le chapitre que Smith consacre aux philosophies qui font de la vertu une convenance, on s’attendrait donc à  ce qu’il relève l’analogie entre les concepts du spectateur impartial et celui du sagace, c’est-à -dire en fait qu’il pose à  Aristote la question de la détermination du juste milieu par l’homme-mesure. Or, non seulement il ne le fait pas, mais encore fait-il disparaître toute référence au sagace en proposant de la vertu aristotélicienne une définition amputée de ce concept central : « Selon Aristote, la vertu consiste dans l’habitude de la médiocrité selon la droite raison. »[[VII, ii, i, 12]]. Il ne mentionne même pas que pour Aristote, ce juste milieu est « tel que le déterminerait le sagace », alors même qu’il renvoie explicitement le lecteur à  l’Ethique à  Nicomaque. Aussi curieux que cela paraisse, il faut admettre que cette analogie entre le spectateur impartial et le sagace, qui nous paraît si évidente, serait au contraire si peu pertinente pour Smith qu’il ne se donne même pas la peine de l’évoquer.

Cette petite énigme peut-être en partie levée. En effet, à  la fin de ce chapitre, Smith conclut qu’« aucun de ces systèmes » selon lesquels la vertu consiste dans la convenance « ne donne ou ne prétend donner une mesure précise ou distincte qui permettrait d’apprécier ou de juger de l’adéquation et de la convenance de l’affection »[[VII, ii, i, 49]]. Sans doute cette critique est-elle d’abord dirigée contre les systèmes « modernes » comme celui de Hutcheson. Mais qu’elle englobe aussi les anciens systèmes de Platon, d’Aristote et des Stoïciens apparaît justement en cela que « cette mesure précise et distincte ne peut être trouvée nulle part que dans les sentiments sympathiques du spectateur impartial et bien informé » (ibid.). L’absence de l’homme-mesure dans la définition aristotélicienne de la vertu signifie donc que pour Smith, Aristote serait bien incapable de justifier la possibilité même de la mesure morale, car le seul et authentique kanon kai metron, canon et mesure, c’est le spectateur impartial et ses sentiments sympathiques.

Pour autant, le fameux spectateur ne se laisse pas confondre avec cette autre grande figure morale de l’antiquité qu’est le sage stoïcien, qui vit « selon la nature ». L’interprétation que donne Smith de cette formule célèbre, « vivre selon la nature ou la raison », à  travers la reprise cicéronienne de la doctrine des préférables, semble pourtant marquer un progrès par rapport à  Aristote. Le sage stoïcien dans le discours de Smith reprend forme et consistance précisément là  où le sagace restait un fantôme : dans la mesure des choses à  faire et des choses à  éviter. La nature dispose en effet les différents objets de nos choix sur une échelle hiérarchisée qui nous les rend plus ou moins désirables, plus ou moins détestables, et la vertu consiste « à  choisir et à  rejeter tous les différents objets et circonstances selon qu’ils sont plus ou moins désignés par la nature comme les objets du choix ou du rejet »[[VII, ii, i, 16]]. La gradation hiérarchique des biens et des maux autorise alors un calcul du préférable reposant sur une arithmétique morale devenue quasiment proverbiale : le plus grand bien doit être choisi en priorité, et de deux maux il faut choisir le moindre. Parler d’un calcul ici peut sembler étrange, mais autorisé par l’insistance de Smith sur la précision du résultat : « en choisissant et en rejetant avec ce discernement juste et précis, en portant ainsi à  chaque objet le degré précis d’attention qu’il mérite selon la place qu’il occupe selon la place naturelle des choses, nous conservons selon les Stoïciens cette rectitude parfaite de conduite qui constitue l’essence de la vertu » (ibid.). Le sage stoïcien est donc, à  sa façon, un homme-mesure, la mesure de la valeur naturelle exacte des biens et des maux. Et jusque là , note Smith, stoïciens et péripatéticiens ne sont pas très éloignés quant à  la notion de la convenance de la vertu.

Pourtant cette insistance de Smith sur la gradation des préférables est une manière un peu forcée, un peu artificielle, de rabattre les Stoïciens sur Aristote, comme s’il voulait les rapprocher pour pouvoir leur adresser le même reproche : aucun de ces philosophes n’a vu par quel moyen s’accomplit en réalité la mesure précise qu’ils recherchent. En effet, le terrain sur lequel la vertu s’exerce n’est pas exactement le même. Tandis que les aristotéliciens visent une moyenne dans les affections et dans les actions, les Stoïciens, s’il faut en croire Smith, exercent leur discernement sur le choix des biens et le rejet des maux. La différence semble bien légère et pourtant elle souligne le défaut principal du stoïcisme, ce qui le rend inacceptable aux yeux de Smith, ce qui prive le sage de la capacité de mesurer : les stoïciens visent l’apatheia, que Smith interprète comme la suppression de toute passion. Dans cette vision très traditionnelle, influencée par le stoïcisme impérial, l’impassibilité du sage est le signe de la maîtrise de soi. Il importe donc pour lui, non pas de mesurer justement ses « affections privées, partiales et égoïstes », mais bien de les « éradiquer ». Ainsi les sentiments égoïstes sont-ils réduits au silence, ce qui est bien, mais tous les sentiments sympathiques du spectateur impartial, et notamment ceux de la bienveillance, de la générosité, qui sont aussi prescrits par la nature, disparaissent avec eux. L’homme-mesure d’Aristote n’avait pas de figure humaine, celui des stoïciens a la figure surhumaine d’un héros impossible : l’apathie stoïcienne ne peut être soutenue que par des sophismes métaphysiques contre l’expérience, qui voit en général les mêmes causes (les mêmes situations morales) produire nécessairement les mêmes effets (les mêmes affections), sur un fond téléologique où s’exprime le dessein du grand « surintendant de l’Univers » : ce n’est pas pour rien que la souffrance d’autrui excite nécessairement notre compassion, etc.

Si le spectateur impartial relève plus de la métriopathie aristotélicienne que de l’apathie stoïcienne, il nous appartient, pour apprécier l’intérêt du concept smithien de l’homme-mesure en précisant ce qui empêche le sagace d’Aristote d’en être vraiment l’ancêtre et quel intérêt il y a à  conserver quand même le modèle du sage stoïcien.

Le sagace est celui qui juge de ce qu’il convient de faire en chaque circonstance particulière, de comment il faut le faire, avec qui, quand et combien de temps. Son point de convenance est la médiété dans les affections et les actions. La moyenne traduit la raison droite et parler de passions « raisonnables », de passions ramenées à  un point de convenance, a donc un sens pour Aristote comme pour Smith. Cette « raison » est ce que détermine le « sagace », qui trouve les meilleurs moyens en vue de la fin et délibère bien à  la fois pour lui et pour les autres, comme « Périclès et ses semblables »[[EN, 1140 b 10 sq]]. Cette délibération n’est pas la simple prudence domestique. La sagacité n’est ni science (qui concerne le nécessaire sur lequel on ne délibère pas) ni technique (car l’action réussie a sa fin en elle-même et non dans la production), mais elle est une délibération sur les contingences, sur le particulier (car elle vise l’action), et c’est donc ici l’expérience qui prime sur la science. Non pas que la science soit absente ; mais parce que la délibération est décisionnelle, c’est-à -dire judicative, elle permet, ce qu’aucune science ne peut apprendre, de porter un jugement en subsumant les cas particuliers sous des règles générales. La délibération est ce par quoi le sagace juge des meilleurs moyens particuliers à  choisir dans chaque circonstance ou l’issue dépend de nous, tout en restant en soi indéterminée : « les affaires de pilotage appellent plus de délibérations que les affaires de gymnastique, dans la mesure où les connaissances y sont moins rigoureuses »[[1109 a 20]] (1112 b 10). Qu’il n’y ait pas de rigueur dans le domaine de l’action, pas de règle stricte, ne signifie pas que le sagace soit une sorte d’oracle. Il doit pouvoir rendre raison de sa décision mais il ne peut en démontrer la nécessité, car il se heurte à  une double limite : celle de la contingence des choses qui sont la matière de l’action humaine, et celles de la perception sensible qui appréhende les cas particuliers. En effet, « on ne peut non plus définir aucune des données sensibles. Or c’est ce genre de données qu’impliquent les cas particuliers et c’est dans la sensibilité que réside leur discrimination (krisis)» 1109 b 20.

C’est pourquoi Aristote reconnaît, à  plusieurs reprises, qu’il est très difficile de définir le juste milieu : « en chaque chose c’est un travail de prendre le milieu (…) si se mettre en colère est à  la portée de tout le monde et chose facile, comme de donner de l’argent et en dépenser, en revanche, le faire en faveur de la personne qu’il faut, dans la mesure, au moment, dans le but et de la manière qu’il faut, ce n’est plus à  la portée de tout le monde ni chose facile. Voilà  pourquoi précisément le bien est chose rare, louable et belle »[[1109 a 20- 26 ]]. Mais que la vertu soit rare et difficile, une excellence ou un sommet, si cela éclaire bien la nécessité de recourir à  l’expertise morale du sagace, cela aurait plutôt tendance à  épaissir le mystère entourant la possibilité d’une telle expertise. Comment arrive-t-on à  fixer le juste milieu ?

Il est significatif qu’Aristote trouve « suffisantes » les indications qu’il donne concernant la définition de la vertu comme milieu sans se mettre en peine de dire comment on y parvient. Et en effet le sagace y parvient par définition, pourrait-on dire. Mais pour ceux qui doivent se régler sur son jugement, ou sur le jugement qu’il porterait sur la situation s’il en était le spectateur, bref, sur les conditions concrètes de la mise en application de la mesure morale, il ne peut faire l’impasse ; et c’est là  tout le sens de son analyse des dispositions particulières où il s’oblige à  déterminer, au-delà  des généralités « creuses », pour divers objets concrets de la vie morale (quand sont en jeu la peur, les plaisirs, l’argent, les honneurs, etc.) des degrés qui, parfois, n’ont même pas de nom. Or s’il donne bien une méthode, celle-ci semble ressortir de la sagesse la plus traditionnelle (homérique) ou du conseil le plus trivial : il faut d’abord, dit Aristote, s’éloigner des extrêmes (en repérant notamment celui qui pousse le plus à  la faute, soit parce qu’il ressemble le plus au moyen – la témérité pour le courage-, soit parce que nos penchants naturels hédonistes nous poussent vers l’extrême qui semble le plus contraire au moyen -l’intempérance au lieu de la tempérance). Ensuite, il faut s’éloigner des penchants personnels naturels, en prenant pour repères le plaisir et le chagrin qu’on peut éprouver pour agir en sens contraire « comme font ceux qui redressent des pièces de bois tordu ». Enfin, « en tout il faut prendre garde à  l’agréable et au plaisir, parce que nous manquons d’impartialité quand nous en jugeons », et ainsi éprouver devant le plaisir une méfiance, le répudier par précaution de la faute. Ainsi, entre le mystérieux expert et le petit artisan moral lecteur d’Homère, il n’y a pas de milieu. Les limites inhérentes à  l’objet de l’action et à  ses moyens creusent entre le sagace et l’homme ordinaire un véritable fossé et Aristote en conclut que de toute façon, fixer le milieu « est malaisé sans doute, et principalement dans les cas particuliers », c’est-à -dire concrètement dans tous les cas de la vie morale, à  moins bien sûr, pourrait dire Smith, de supposer une régulation naturelle du sentiment par la circulation réglée des sentiments sympathiques.

La métaphore de la navigation est donc probablement la meilleure expression de la théorie aristotélicienne. La méthode proposée pour se conduire droitement est en effet analogue à  celle du gubernator, du pilote au gouvernail. Aristote la résume en citant Homère : « de ces vapeurs et de la vague, écarte bien ta nef… », mais tous ceux qui font de la voile la connaissent : il faut, pour bien tenir le cap, godiller entre Charybde et Scylla, entre les deux extrêmes (dont l’un est pire) pour passer le plus au milieu (par la route la plus sûre), en donnant tantôt un coup de barre à  gauche, tantôt un coup de barre à  droite, juste ce qu’il faut, au bon moment, et pas trop près des écueils : « on doit pencher, tantôt vers l’excès, tantôt vers le défaut, parce que c’est ainsi qu’il nous sera le plus facile d’atteindre le milieu et le Bien »[[1109 b 25]]. Approbation et désapprobation sont pour Smith, comme pour Aristote, les moyens concrets de l’éducation morale, les tuteurs progressifs de la rectitude[[1126 b 5]]. La louange est la marque objective que l’on s’approche du « droit chemin » comme le blâme est, dans les deux sens opposés, la marque objective que l’on s’en écarte.

Cependant la métaphore de la navigation exprime une performance irréductible à  la science, à  la technique, au calcul, bref une performance que recouvre l’opacité de l’expérience. Celle du spectateur et du théâtre au contraire nous place dans le registre d’une inspection dont le dernier acte est la mise à  nu morale la plus totale. C’est du moins ce que l’on peut penser lorsque Smith assimile le spectateur à  un juge et fait apparaître sous le décor de son théâtre le décorum, l’ordre moral, d’un triple tribunal, dont les pouvoirs s’accroissent en même temps que les motivations de l’agent, les circonstances de son action, ses effets sur le receveur, et donc la convenance de son action, sont saisis dans le plus petit détail. Le premier tribunal est celui de l’homme extérieur par lequel on juge spontanément les actions des hommes et par lequel on accepte immédiatement d’être jugé, même si les spectateurs réels sont mal informés des circonstances : son principe est le plaisir immédiat ou la douleur que donnent l’éloge ou le blâme réels. Le second est le tribunal de l’homme au-dedans, ou de la conscience, tribunal en appel du spectateur impartial et bien informé, le grand juge : son principe est celui, non pas de l’amour de l’éloge, mais du désir d’être digne d’éloge. Le troisième est celui de Dieu, qui en raison de son omniscience et même, pourrait-on dire, de son omniprésence, connaît toutes les causes des actions et réalise ainsi la conjonction de l’impartialité et de l’altérité réelle, et laisse espérer une juste approbation de nos actes ; c’est si on veut l’ultime recours de la conscience blessée qui prend Dieu à  témoin.

Le spectateur impartial, qui est en nous, dit Smith, comme un demi-dieu, ou le vice-gérant de Dieu, doit donc toujours être « bien informé ». Sur cette possibilité d’être bien informé repose l’efficacité concrète de la morale (puisque ses principaux moteurs sont le plaisir d’être à  la fois aimé, loué, et d’être digne de l’être ; et la crainte d’être à  la fois blâmé et d’être digne de l’être). Si tous les hommes savaient tout de tout le monde, dans une transparence absolue des motifs, des situations et des actions, alors inévitablement, pense Smith, nous nous réformerions tous. Non pas parce que nous aurions honte de voir dévoilés nos secrets inavouables, mais parce que cette transparence établirait la conjonction du spectateur réel et du spectateur imaginaire, produisant ainsi une louange ou un blâme exactement ajustés à  notre situation. Or, comme on l’a souligné, chez Aristote le spectateur-sagace ne peut pas louer ou blâmer avec précision : « un petit écart n’est pas blâmé (…) de quelle importance et de quelle mesure est l’écart blâmable ? Pas facile de donner la formule qui le détermine. Car c’est dans les circonstances particulières et la perception sensible que réside la discrimination. »[[1126 b 1]]. Et paradoxalement, on peut aller jusqu’à  dire que l’imprécision de la mesure devient de fait chez Aristote la condition de possibilité de la louange. En effet, si celui qui loue était capable de mesurer les petits écarts qui sont nécessaires pour tenir le cap, et de les apercevoir, il serait obligé de les blâmer puisque « ce n’est pas celui qui dévie un peu de la route du bien que l’on blâme, que ce soit dans le sens du plus ou dans le sens du moins ; mais c’est celui qui en dévie par trop, car lui ne passe pas inaperçu »[[ 1109 b 20]] (nous soulignons).

Autrement dit, le fondement de la louange, qui atteste de notre réussite dans la détermination du juste milieu, est l’incapacité où l’on se trouve de mesurer les petits écarts, incapacité heureuse car ces écarts par rapport à  la moyenne sont au fondement de la seule méthode concrète que donne Aristote pour trouver la moyenne ! Méthode presque aveugle qui consiste à  se régler sur le blâme pour donner un coup de barre en sens contraire et ainsi de suite jusqu’à  trouver le milieu où l’on sera applaudi (étant entendu que cette performance devient de plus en plus facile avec l’habitude et l’expérience). Le système moral d’Aristote a donc fondamentalement besoin de la contingence et de l’ignorance pour fonctionner. Nous ne pouvons ni ne devons avoir la possibilité d’être « bien informés » au sens smithien, sinon la correction de la trajectoire serait impossible, sauf à  tomber au hasard sur l’action juste, mais précisément une action bonne accomplie par chance n’est pas une action vertueuse. Hors le point précis de la vertu il n’y aurait plus que du blâme et tout écart, même le plus faible, serait blâmable : on ne disposerait plus d’un espace aveugle, donc moralement neutre, nécessaire pour se mouvoir vers les extrêmes. Le blâme perdrait sa fonction de repère moral, de signal d’avertissement aux gradations marquées : « un blâme léger si les écarts sont faibles, un blâme plus sérieux s’ils sont plus grands »[[1126 b 5]].

C’est pourquoi la décision morale, à  l’exemple de celle du sagace, reste en fin de compte affaire de goût, même si le sagace doit pouvoir se justifier, donner des raisons pour son choix. Une bonne illustration pour comprendre cela serait le jeu d’échec. Dans une position particulière où des dizaines de coups seraient possibles, le maître choisit le coup juste. Il vise une fin, calcule les coups pour y parvenir, mais quand la complexité défie le calcul il s’en remet à  son « sens de la position », c’est-à -dire à  l’expérience qu’il a de ce genre de position et des coups qui, habituellement, lui conviennent. Il n’y a pas de règles, ni même de calcul dans un jeu « positionnel » mais un sens du coup juste, un « goût », qui serait confirmé par ses pairs, et loué dans la retranscription par un point d’exclamation ! (d’ailleurs pour être un maître aux échecs il faut battre d’autres maîtres et réaliser ainsi « une norme »). Ce sens de la position aux échecs est analogue au sens de la situation morale, il repose en dernière analyse sur le coup d’œil acquis par une longue expérience. Rien d’étonnant à  ce qu’Aristote se représente le sagace sous les traits de vénérables anciens, car « leur expérience leur donne l’œil et donc ils voient correctement les choses »[[1143 b 11]]. La sagacité, disposition qui s’actualise par l’expérience, suppose donc la bonne éducation transformée en habitude et nourrie par la répétition des actes vertueux. Or qui donne la bonne éducation, sinon d’autres sagaces, par l’exemple, l’approbation, le conseil ? Cette régression ne peut prendre fin que si le responsable ultime de l’éducation n’est plus lui-même un sagace mais ce qui en est à  l’origine : la majorité silencieuse. C’est pourquoi « l’état moyen appelle partout la louange »[[1109 b 25]] (nous soulignons) ; en matière d’éthique le jugement de chacun ne doit pas être dédaigné. La louange vient de partout et c’est la majorité silencieuse qui fixe, en gros, les degrés appropriés du blâme et de la louange. Le sagace, qui se contente de mettre en pratique les jugements de valeur circulant dans la cité, est donc mesure au sens de la norme incarnée : ses actions et ses conseils sont le repère de la mésotès et des écarts susceptibles de blâme. Il est pour les autres, dit Aristote, « l’homme du bon conseil, de la compréhension, du bon sens indulgent », trois formes de l’approbation des actions d’autrui[[Le sagace est l’homme du bon conseil ; de la compréhension (il comprend et approuve ce que fait un autre sagace; la compréhension est simplement judicative là  où la sagacité est prescriptive. Le sagace désire exécuter ; le compréhensif juge de l’action particulière qui a été délibérée par le sagace, la compréhension est là  « pour juger des matières qui font l’objet de la sagacité d’un autre » 1143 a 15. En fait la compréhension c’est la sagacité tournée vers l’action d’autrui, quand je ne suis pas moi-même intéressé par l’action) ; du bon sens indulgent (discernement correct de ce qui est honnête). Point commun à  tout cela : savoir discerner les réalités ultimes, c’est-à -dire les actions particulières à  exécuter, et « le fait de pouvoir poser un jugement sur les matières qui sont les siennes, fait du sagace un homme compréhensif, bienveillant ou indulgent, car les actes honnêtes sont communs à  tous les hommes bons dans leurs relations avec autrui » (1143 a 30). Le sagace se prend lui-même comme mesure des bonnes actions d’autrui car il n’y a pas 36 façons d’agir bien dans une situation donnée ; la « communauté du bien » implique une objectivité du bien. Tout homme vertueux voit le même bien dans une même situation ; la seule différence est celle de l’agent et du spectateur. Le sagace en tant que « personne concernée » va agir ; ceux qui ne sont pas concernés vont décliner leur sagacité en bon conseil, compréhension (qui est une approbation), bon sens indulgent.]].

La mesure est donc grossière chez A, car elle est en réalité fixée de l’extérieur par la société, et la seule régulation est celle, quasi-pavlovienne, qu’a donné lors de son apprentissage le plaisir de la louange et la crainte du blâme. En un sens le sagace n’est que le produit de l’homme extérieur de Smith car il n’est pas « au-dedans du cœur » comme une norme à  consulter par chacun en chaque situation. Il fait partie du processus d’apprentissage de la vertu qui va fixer l’ethos, et son résultat est de rendre l’individu transparent à  lui-même et à  la cité, en vue de l’imputation morale. La régularité de la conduite, exprimée par l’habitude des actions vertueuses, doit tout à  ce conditionnement des affections et des actions qu’il faut apprendre à  ressentir et à  exécuter droitement, et auquel nul n’échappe, au point que le caractère une fois fixé il n’est plus susceptible d’être modifié. A cette plasticité initiale de l’agent aristotélicien modelé par et pour la cité, et soudain rigidifié par l’éducation qu’elle lui a donné, l’individu smithien peut opposer une instance de régulation irréductible à  la pression sociale, et donc perfectible indéfiniment, ce qui suppose une maîtrise des degrés et une mesure précise du progrès. Sa vertu est le résultat d’un exercice qui repose sur des principes naturels que l’éducation et l’habitude peuvent en effet altérer mais jamais entièrement pervertir ou anéantir. La régularité de son caractère est le produit d’une attention et d’une activité conscientes et constantes, qui constituent un sujet moral, une conscience, avec ce que cela suppose d’autonomie, c’est-à -dire d’opacité à  autrui : le jugement de l’homme extérieur et de l’homme intérieur ne se recoupent pas nécessairement, et autrui peut se tromper en me louant ou en me blâmant. L’éducation va donc consister essentiellement à  apprendre la maîtrise de soi, forme suprême de l’exercice moral pour Smith, alors qu’elle était pour Aristote le signe d’une éducation qui n’a pas « pris » (l’enkratès, l’homme maître de soi, continue selon Aristote de ressentir des affections qu’il ne devrait pas ressentir si son éducation avait été parfaitement réussie) :

« L’homme doté de constance et de fermeté réelles, l’homme sage et juste qui a été complètement éduqué dans la grande école de la maîtrise de soi, dans l’agitation et les affaires du monde, qui a été exposé peut-être à  la violence et à  l’injustice des factions ainsi qu’aux épreuves et aux hasards de la guerre, garde le contrôle de ses sentiments passifs en toutes occasions (…). Il n’a jamais osé oublier un moment le jugement que le spectateur impartial formerait sur ses senti¬ments et sa conduite. Il n’a jamais osé se permettre de détourner son attention de l’homme au-dedans du cœur. C’est avec les yeux de celui qui réside en lui qu’il a tou¬jours été accoutumé à  regarder tout ce qui le concerne. Cette habitude (habit) lui est devenue parfaitement familière. Par un exercice constant, pressé par une nécessité constante, il a modelé ou s’est efforcé de modeler non seulement sa conduite et son comportement extérieurs, mais encore, autant qu’il a pu, ses sentiments intérieurs, en accord avec ceux de ce juge redoutable et respectable. Il ne fait pas que feindre les sentiments du spectateur impartial. Il les adopte réellement. Il s’identifie presque avec lui, il devient presque lui-même ce spectateur impartial, et il ne sent presque rien d’autre que ce que ce grand arbitre de sa conduite lui ordonne de sentir. »[[III, iii, 25 ]]

La question de l’éducation à  la vertu se pose donc plus crucialement chez Smith que chez Aristote parce que l’habitude n’est pas chez lui une seconde nature, mais l’indice d’une nature à  surmonter toujours, la familiarité d’une ascèse anti-égoïste. C’est pourquoi le stoïcisme fournit ici les concepts adéquats pour dépasser une conception aristotélicienne ainsi vouée à  une impasse. Pourtant, paradoxalement, le sage stoïcien paraît encore plus inaccessible que le sagace, car non seulement vise-t-il comme on l’a dit plus haut une forme radicale de régulation des passions, l’apathie, incompatible avec le système de la sympathie, mais aussi parce que le sage stoïcien répond à  cette radicalité en dénonçant comme folie tout ce qui n’exprime pas une parfaite sagesse : entre le sage et le fou, pas de milieu, pas de passage concevable, pas de mesure du « plus ou moins sage » : « tous ceux qui sont en deçà  du moindre degré de la perfection, si près qu’ils puissent s’en approcher, sont également misérables » (VII, ii, i, 40). Il est du coup très significatif que Smith s’en prenne violemment aux paradoxes stoïciens selon lesquels, « celui qui manque sa cible d’un pouce la manque tout autant que celui qui la manque de cent mètres ». Contre Chrysippe, « dialecticien pédant sans aucune forme de goût ou d’élégance », auquel il impute ces « arguties impertinentes et absurdes », il évoque la doctrine des vertus imparfaites mais accessibles, de la convenientia de Sénèque, de l’officium de Cicéron, qui constituent selon lui la moralité pratique des stoïciens, c’est-à -dire ce par quoi ils s’efforçaient, sans bien sûr le savoir eux-mêmes, de donner les moyens de « diriger les jugements du spectateur impartial », de l’aider à  surmonter l’obstacle que constituent nos affections privées et nos passions égoïstes.

En ce sens la doctrine stoïcienne du « progressant » est compatible avec le projet de Smith. Il peut y trouver le moyen d’une éducation morale compatible avec l’opération sympathique, le principe d’une régulation des intensités émotionnelles par une technique de soi analogue aux techniques spirituelles décrites par Hadot et Foucault : « Il n’y a pas de souci de soi sans la présence d’un maître »[[Foucault, l’Herméneutique du Sujet, Gallimard-Seuil, coll. Hautes études, 2001, p. 58. Voir aussi p. 477]]. Le spectateur impartial est un maître intérieur dont le regard est d’abord tourné vers nous-mêmes, mais cette métaphore recouvre en fait une technique analogue à  celles qu’analyse Hadot à  propos de Marc-Aurèle. La prévision du pire, par exemple, permet de dépassionner le rapport de l’individu à  sa situation. Le jeu quasi-mécanique de la sympathie réciproque, le plaisir qu’éprouvent les sujets lorsqu’ils tendent vers l’unisson du point de convenance, fournit en outre une explication très concrète de la possibilité d’un contrôle émotionnel, et évoque les techniques modernes du « biofeedback ».

Les effets « spectaculaires » de cette technique sont ceux d’une régulation des passions par le plus ou le moins, une maîtrise du « soi » : « Le contrôle des sentiments passifs doit être obtenu (…) par cette grande discipline que la nature a établie pour l’acquisition de cette vertu comme de toutes les autres : un souci pour les sentiments du spectateur, réel ou supposé, de notre conduite »[[III, iii, 21]]. Cette représentation des sentiments du spectateur suffit parfois, dit Smith, à  calmer spontanément et même mécaniquement des passions telles que la colère, et les ramène à  un degré tel qu’autrui peut sympathiser avec elles, les approuver, et ainsi répondre au plus fort de nos désirs, celui d’être digne d’éloge. Tel est selon Smith l’essentiel de l’éducation morale, qui au contraire d’Aristote mais d’accord avec le stoïcisme, suppose une discipline qui va durer toute la vie, et une conscience d’un « travail morale » suffisante pour qu’on puisse parler ici d’une technique :

« lorsque l’enfant est assez grand pour aller à  l’école ou pour se mêler à  ses égaux, il découvre bientôt que ceux-ci n’ont pas une telle partialité indulgente [que ses parents]. Il souhaite naturellement gagner leur faveur et éviter leur haine ou leur mépris (…) Et il découvre vite qu’il ne peut y parvenir qu’en modérant non seulement sa colère mais encore toutes ses autres passions, jusqu’au degré où il est susceptible de satisfaire ses camarades de jeu et compagnons. Il entre ainsi dans la grande école de la maîtrise de soi, il étudie pour devenir de plus en plus maître de lui-même et commence à  exercer sur ses propres sentiments une discipline que la plus longue des existences suffit très rarement pour conduire à  une perfection complète » [[ibid, § 22]].

Cette éducation morale dépasse l’éducation vulgaire ou même celle issue de la fréquentation des hommes, qui apprennent toutes, par le recours à  l’utile ou à  l’intérêt, la modération des sentiments jusqu’à  un certain point ; mais n’enseignent pas la véritable règle de la progression vers la perfection morale, qui est l’harmonisation de plus en plus exacte de nos affections et de nos actions avec la situation qui les motive.
En cela Smith et Aristote se séparent. Si le spectateur impartial est un homme de goût, c’est certes parce qu’il perçoit des affections sympathiques, mais surtout parce que le propre de l’homme de goût parfait, en morale comme en esthétique, est « la délicatesse et l’acuité du discernement (…) qui distinguent les menues différences à  peine perceptibles »[[I, i, iv, 3]]. Tant d’insistance sur la précision de la mesure montre une fois de plus en quoi Smith prétend innover : il installe entre tous les hommes une communauté d’affects dont la variation est susceptible en droit d’une mesure précise et entraîne la possibilité d’un ajustement moral au degré près qui devrait permettre aux hommes « d’accorder, avec une justesse exacte, leurs sentiments et leur comportement à  la plus petite différence de situation et d’agir dans toutes les occasions avec la convenance la plus délicate et la plus exacte »[[III, v, 1]].

Pourtant Smith ne manque pas de préciser que « seuls les hommes de la meilleure trempe sont capables » d’accomplir une telle performance. L’insistance de Smith sur le caractère exceptionnel de la vertu n’est pas pourtant pas inconciliable avec une moralité pratique susceptible de produire pour le plus grand nombre des effets sociaux souhaitables. En effet, la possibilité de mesurer le plus petit écart par rapport à  la norme parfaite implique que le seul être parfaitement moral soit justement un être imaginaire et que la plupart des hommes, incapables de vivre en adéquation avec leur nature (réguler leurs passions par un moyen issu des passions elles-mêmes), doivent le faire grâce à  des règles dont l’autorité n’est pas intérieure, mais extérieure : les lois morales les plus traditionnelles, les règles générales et les principes moraux obtenus par induction, sur l’expérience du plaisir ou du déplaisir liés à  l’approbation et à  la désapprobation, et transformées en maximes par la sagesse des nations. Ici le spectateur impartial prend un nom plus connu, celui de conscience, de raison, de principe. Ces normes secondes du jugement (standards of judgment), dont l’objectivité (on se les représente comme indépendantes de soi) garantit qu’elles resteront devant le regard du spectateur alors même que la passion pourrait troubler sa vision sur tout le reste, nous préservent en gros de la partialité de nos passions, qui, au moment où nous agissons, déforment notre vision des choses pour rendre notre action adéquate à  la situation comme par une illusion analogue aux illusions d’optique[[Déjà  Aristote soulignait que le plaisir est ancré en nous « dès le berceau », qu’ il y a une « illusion due au plaisir » (1113 b 1) à  laquelle succombe la masse. C’est pourquoi la tempérance était posée comme une condition de la sophrosunè, (cf. 1109 a 15), et l’intempérance comme le vice le plus contraire à  la détermination du moyen car l’amour des plaisirs est ce qui ce qui nous fait le plus dériver vers les extrêmes.]].
Smith nomme proprement « sens du devoir » (sense of duty, offices) le souci (the regard) pour ces règles. C’est par elles que se dirige la majeure partie des hommes, qui n’ont peut-être jamais ressenti la convenance de leurs actions, mais agissent comme s’ils la sentaient. Par exemple, celui qui mime la plus parfaite gratitude quoi qu’il ne la sente point agit par pur respect de son devoir, comme la femme qui se conduit en bonne épouse quoiqu’elle n’aime point son mari. Ces gens ne sont pas eux-mêmes des normes incarnées comme celui qui se conduirait de la même façon que le spectateur impartial ; mais ils viennent en second car leur comportement est compatible avec un contentement de soi suffisant et avec l’harmonie sociale. Toutefois « ils négligeront nombre d’égards subtils et délicats (…) qu’ils n’auraient jamais pu laisser échapper s’ils avaient éprouvé le sentiment qui convient à  leur situation »[[III, 5, 1]]. Le sens du devoir ne concerne que l’essentiel social mais pas l’essentiel moral qui se trouve dans les plus petits ajustements de l’action à  la situation, où s’exprime le mieux la compétence de l’homme-mesure.
Ces règles générales sont vagues et imprécises, même celles qui le semblent le moins, comme la gratitude[[Voir III, 6, 9.]]. Analogues à  des règles de critique esthétique où le goût est le maître, elles indiquent une voie pour la production de ce qu’aucune règle précise ne permet de produire, mais leur précision ne va pas plus loin que celles « des maximes de prudence proverbiales et communes ». Telle est la doctrine des « vertus imparfaites » que Smith propose à  l’instar des Stoïciens pour concilier une théorie des sentiments moraux qui est en fait une théorie du progrès moral indéfini, de l’approximation d’un idéal, et une moralité pratique qui attend la définition d’une vertu à  la portée des hommes. D’où la définition d’une double échelle des vertus : la vertu parfaite qui est celle du spectateur impartial, et par rapport à  laquelle peu d’hommes, sinon aucun, peuvent se comparer ; et la vertu imparfaite de la majorité des hommes, qui est d’un degré bien inférieur, et par rapport à  laquelle les hommes capables d’une performance hors du commun sont cependant, à  bon droit, non seulement approuvés, mais encore admirés comme supérieurement maîtres d’eux-mêmes.

« Dans tous les cas de ce genre, quand nous cherchons à  déterminer le degré de blâme ou d’applaudissement que semble exiger une action quelconque, nous usons très fréquemment de deux normes différentes. La première est l’idée d’une conve¬nance et d’une perfection complètes, qu’aucune conduite humaine dans ces situa¬tions difficiles n’a jamais pu et ne peut jamais atteindre, et en comparaison desquelles les actions de tous les hommes ne peuvent paraître à  jamais que blâmables et impar¬faites. La seconde est l’idée de ce degré de proximité ou de distance par rapport à  cette perfection complète, dont les actions de la plupart des hommes sont commu¬nément susceptibles. Tout ce qui va au-delà  de ce degré, aussi loin que ce soit de l’absolue perfection, semble mériter notre applaudissement; et ce qui est en deçà  semble mériter notre blâme ».[[I, i, 5, 9]]

Le problème fondamental d’une éthique de la vertu reste donc posé, qui est celui de l’acquisition de cette vertu, et de la possibilité du progrès moral. Tandis que la mesure morale chez Aristote se heurte à  un point aveugle, et se trouve guidée par la majorité silencieuse qui dit en gros ce qu’il convient de faire, la norme chez Smith est indéfiniment approximative parce que atteindre à  coup sûr le point de convenance supposerait un individu sans passions et omniscient. La limite serait donc une norme impérative qui n’existe pas chez Smith, et ne peut exister. La possibilité de la précision autorise cette approximation, ce qui permet d’ interpréter le spectateur impartial non pas comme un étalon absolu de la mesure, ou un idéal de type platonicien ; mais comme une technique de progrès moral, qui est en même temps une règle de socialisation et de civilisation. Rendre compatibles une moralité pratique et l’excellence de la vertu oblige Smith à  indiquer comment la moralisation s’accomplit chez l’individu, c’est-à -dire comment concrètement la représentation imaginaire d’une norme aide les individus à  régler leur passions.
La vertu sera donc à  la fois médiocre au sens de mésotès et médiocre au sens de commune, accessible au plus grand nombre. Le mécanisme sympathique produit une expérience morale objectivée en règles qui suffisent « en gros » pour la société. Ce moment est celui où se justifient le phronimos d’Aristote et le « progressant » stoïcien, en même temps qu’apparaît leur limitation : il leur manque un critère sensible qui fonctionne pour le sujet comme un instrument de mesure dans un processus d’auto-ajustement. En rester là  serait interpréter Smith comme un théoricien du conformisme moral et faire du « spectateur impartial » une sorte de coquetterie stoïcienne. Au contraire, la précision absolue suggérée par l’idée du « point de convenance » permet de donner de Smith une interprétation « progressiste » où le spectateur impartial devient ainsi le moyen de la perfection morale individuelle et collective. La double échelle de la vertu fait apparaître ainsi la possibilité d’une progression morale indéfinie vers la réalisation d’une norme qui reste certes un idéal, mais à  strictement parler un « idéal de l’imagination » (l’identification totale par l’imagination des personnes concernées et du spectateur étant impossible), dont les moyens (le plaisir de la sympathie réciproque) et les effets (la régulation des passions) sont immanents. Il faut donc se garder de mettre le « goût » smithien en perspective sur la loi morale, comme si le spectateur impartial n’était qu’un pressentiment du « spectateur impartial et rationnel » auquel Kant se réfère au début des Fondements de la métaphysique des mœurs. En effet, un spectateur « rationnel » reconnaît la loi comme un impératif de la raison. Un tel impératif rend superflu toute « mesure » morale par le sentiment, et obsolète le recours au spectateur impartial tel que Smith le conçoit. Or, en écartant d’emblée toute idée d’une « approximation » en morale, la notion de la loi obscurcit l’idée d’un progrès moral en annulant toute médiation concrète. Le fait d’opposer absolument la règle morale rationnelle à  la passion aboutit paradoxalement à  constituer la passion en ordre autonome dont on ne voit plus guère, à  moins bien sûr de postuler une bonne volonté, comment il pourrait être réglé par un impératif d’un tout autre genre que lui. Ce qui pose le problème de la moralisation de l’homme. La position de Kant est que cette moralisation pourrait s’accomplir dans l’histoire au terme d’un processus civilisateur dont le ressort primordial est mécanique et aveugle (« l’insociable sociabilité »), mais on ne voit jamais (sans qu’il soit besoin d’insister sur le pessimisme propre à  Kant) comment on peut passer d’un accord « pathologiquement extorqué » entre les hommes à  un concours moral entre eux. Smith, au contraire, donne à  l’homme le moyen de sortir naturellement de sa naturalité, mais en participant lui-même à  son progrès, qui est réel quoiqu’indéfiniment approximatif[[Le problème moral est celui de l’éducation individuelle ; le problème social est celui de la civilisation de l’homme. Dans la mesure où la société aide l’individu à  adopter les affections qui conviennent, cette éducation peut aussi commencer par des médiations inattendues. Le marché en est une. Dans le fameux texte de la Richesse des Nations qui a servi de base au fameux Adam Smith Problem, il est souhaitable de voir autre chose qu’une apologie de l’intérêt individuel, et même de voir résolument l’inverse. Lorsque Smith affirme que RDN I, 2 : « ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à  leur intérêts. Nous ne nous adressons pas à  l’humanité mais à  leur égoïsme, nous ne leur parlons de nos besoin mais de leur avantage. », l’idée fondamentale est que le marché m’apprend à  oublier un instant mes intérêts particulier pour m’adresser à  autrui en lui montrant que je suis capable de prendre en compte ses propres intérêts. Cette capacité à  prendre en compte les intérêts d’autrui est le premier pas vers la vertu, celui qui nous « intéresse à  la fortune des autres » (TSM, I, 1). Le marché peut donc avoir un sens moral, car il aide à  forger le caractère vertueux, là  où la politique, qui prétend moraliser le peuple par « en-haut » et pour son propre bien, rend hypocrite en donnant à  penser qu’on doit s’intéresser au bien d’autrui plus qu’il n’est possible.]].



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